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...On peut préférer au Quintette pour Clarinette et Cordes K. 581 de Mozart celui de Brahms (Op. 115)... mais à aucun des deux La Danse des Canards ou Tata Yoyo. Le calamiteux adage Des goûts et des couleurs... est un argument de paresseux. La tolérance peut-elle excuser la médiocrité? L'accès au jouir esthétique demande un patient apprentissage. Le plaisir est chose sérieuse. Il se mérite, se construit, s'entretient. A la différence du divertissement qui, comme son nom l'indique en détourne (dynamique centrifuge), il recentre l'humain (dynamique centripète) sur l'assomption de sa finitude ontologique.

L'exaltation spirituelle éprouvée à la lecture de L'Odyssée, à la contemplation du polyptyque de Saint-Bavon ou à l'écoute de la Sonate à Kreutzer n'a rien de commun avec le simple agrément qu'apporte un banal produit de consommation culturelle. Confondrait-on gastronomie et fast food? Ou est la différence? Dans le degré d'intellection exigé, bien sûr. Gardons-nous donc d'opposer l'intelligence à la sensibilité (un poncif !). L'intelligence est sensibilité... de l'esprit.

L'objectivé totale est impossible. En convenir ne peut pour autant nous exempter du devoir de la poursuivre. Elle est à la pensée ce que l'asymptote est à l'hyperbole. Au delà de la fruition, l'esthète aspire à la connaissance de l'absolu. Il faut que pour lui s'impose une beauté parfaite, qui serait objectivement appréhendée. Le goût est adventice. Il doit être dépassé.

Faut-il en déduire que l'art s'adresse à une élite? Oui, incontestablement... à condition de préciser que l'appartenance à cette élite n'est pas un privilège de caste (celui que donne, entre autres, l'aisance matérielle), mais le couronnement d'un effort qui nous incombe. Peu d'appelés, moins d'élus encore...

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Extraits d'une autobiographie en chantier dont l'intégralité

ne sera révélée qu'après la mort de l'artiste.

... Nessun maggior dolore

che ricordarsi del tempo felice

ne la miseria ...

(DANTE: Inferno V 121 – 123)

 

...Trois lettres et deux chiffres devenus indissociables: « Mai 68 », point nodal d'ancrage des nostalgies libertaires. Jouissez sans entraves! pouvait-on lire sur un mur de la rue de Vaugirard. L'agitation estudiantine: un chahut d'enfants gâtés, pensait naïvement l'intelligentia gaulliste, devait - oh surprise! - gagner l'Hexagone et pousser le Général vers la sortie (l'année suivante, après le référendum du 27 avril). Interdit d'interdire! La bourrasque emporta les réticences avec les Cœur Croisé. Sous la sage cotonnade pointait le tétin mutin. Dépoitraillées au premier rayon de soleil, grisées du saint chrême de nos burettes, les filles de Marie, sitôt délestées du corset confessionnel, consacraient à la sainte verge les trois pertuis d'un éden convivial.

Aube d'un communisme sexuel remisant la dictature du prolétariat au rayon Farces et Attrapes du grand bazar idéologique de l'Histoire? Tu parles Karl! Un éblouissement, une récré, un intermède entre la libéralisation de la pilule et le retour du préservatif. D'aucuns eurent l'indécence d'accueillir le sida comme un juste châtiment de nos licencieux ébats. Le feu du ciel n'avait-il pas détruit Sodome et Gomorrhe? Ah! si seulement l’Éternel, dans son ire, avait pu statufier les pisse-vinaigre en chlorure de sodium comme il l'avait fait pour la femme de Loth, le neveu d'Abraham se voyant incidemment récompensé de son intégrité par un veuvage... qu'il s'empressa de pallier par un double inceste! Les voies du Seigneur, on le sait, sont impénétrables.

L'assuétude au plaisir est aujourd'hui pourfendue par les argousins de la normalité: puritains, censeurs, intégristes, contempteurs, rabat-joie, donneurs de leçons, misandres et misogynes au coude-à-coude (même combat?), politicards de tous bords moissonnant les suffrages d'un électorat porté par un tsunami d'indignation convenue, flicaille à la petite semaine qui se lâche sur le Net... Délation galopante: pain bénit pour médias en mal de scoop... et has been en peine de come-back. Le scandale fait toujours recette, même réchauffé. Prescription? Rien à cirer! Balance ton porc: un must! Lynchage à la une. Mise à mort en prime time. Coup de pied de l' âne. Dépeçage. Bêlez troupeau! Bâfrez bonnes gens! Dans le cochon tout est bon...

...Qu'est-ce qu'un artiste? Question embarrassante, à laquelle je ne peux apporter au plus qu'un élément de réponse, idiosyncrasique de surcroît. Je dirais: un adulte incapable de porter le deuil de son enfance, immergé malgré lui dans un monde qui le rebute mais dont il ne peut détacher son regard, le décomposant pour le reconstruire à sa convenance en y prélevant les morphèmes épars d'un langage évolutif. Un peu abscons, non? Je m'explique...

Les contours du réel et de l'imaginaire ne sont pas assez nettement définis dans l'enfance pour être parfaitement distingués. A la différence de l'adulte, identifiant un objet par association spontanée de l'image visuelle à sa cognition, l'enfant, exclusivement attentif aux particularités formelles de cet objet et pouvant même en ignorer l'usage, l'investit en toute innocence des virtualités que lui prête son imagination. Comme lui, Picasso, puer aeternus, peut déceler sous les apparences d'une selle et d'un guidon de vélo le crâne de bovidé et la paire de cornes dont l'assemblage produira la célèbre Tête de Taureau aujourd'hui conservée à l'hôtel Salé (Musée national Picasso à Paris). Cet exemple illustre parfaitement un processus mental spécifique d'appropriation du réel. Le spectateur, à son tour, verra la Tête avant d'en identifier les composants. Perception holiste et transmutation magique...

Jan Van Eyck a poussé l'art de peindre à sa perfection. Sa devise, lisible sur un autoportrait présumé (L'Homme au Turban rouge, de la National Gallery), était Als ik kan (comme je peux). J'ai réalisé quelques progrès. Pourquoi si tard et si péniblement? confiait Paul Cézanne à Ambroise Vollard dans une lettre datée du 9 janvier 1903 (le peintre avait près de 64 ans!). Alberto Giacometti avouait à Jean-Marie Drot (Les Heures chaudes de Montparnasse) qu'il faisait de la sculpture pour essayer de comprendre ce qu'il voyait. Quel contraste avec la suffisance, l'arrogance, l'avidité cynique des imposteurs qui tiennent de nos jours le haut du pavé! Le galeriste, le critique (autoproclamé), le chroniqueur mondain, le collectionneur, le spéculateur sont les protagonistes d'une conspiration dont l'artiste est la victime, le plus souvent consentante, ce qui n'arrange rien. La valeur intrinsèque de l’œuvre compte pour peu. L'amateur, motivé par l'appât du gain et le goût du jeu, mise sur l'artiste comme le turfiste sur l'outsider. L'art actuel n'est plus qu'occupation ludique, consécration de l'éphémère, fétichisation de l'insignifiant. La Foire Internationale d'Art Contemporain – merchandising oblige! - a détrôné le Salon. Les nouveaux riches y font leurs emplettes. Les badauds y trompent leur ennui…

Je ne peux, pour ma part, concevoir une démarche artistique qui ne s'inscrive dans la durée. L'art est intemporel. Si je suis ému par une peinture, qu'importe que le peintre soit toujours en vie ou mort depuis 50, 500 ou 5000 ans. Mon œuvre ne m'apportera ni la fortune (Qu'en ferais-je?) ni la célébrité, de mon vivant du moins. Mon peu d'empressement à la promouvoir encoure au moins quelques années de purgatoire. D'autres avant moi, infiniment plus talentueux (Greco et Vermeer entre autres), y ont bien séjourné! En sortirai-je seulement? Un jour lointain peut-être. Mes sculptures sont armées pour me survivre un millénaire ou deux... pourvu qu'elles échappent à la folie des hommes...

...Pourquoi la sculpture? Velléité sporadique, dilettantisme, inconstance, investissement différé... avant qu'avec la retraite, l'affranchissement des contraintes horaires, la réserve appréciable d'énergie disponible et la prise de conscience aiguë d'un sursis limité, une impulsion irrésistible ne me pousse à reprendre un parcours interrompu un quart de siècle plus tôt, lorsque j'avais quitté l'atelier de Christian Leroy à l’École supérieure des Arts plastiques et visuels de la Communauté française (de Mons).

Discipline exigeante, la sculpture requiert plus d'espace que le dessin, la gravure ou la peinture. Difficile de la pratiquer sans disposer d'un atelier, à moins de se spécialiser dans les petits formats... et les matériaux peu salissants. Il m'a fallu emménager dans une maison assez grande, puis dans une autre, plus petite, mais aussitôt pourvue de l'extension idoine, pour entreprendre les moyens formats (en attendant les grands?). Retrouver le niveau qui était le mien en juin ‘82 m'a pris deux ou trois ans. Aujourd'hui la sculpture me sollicite en permanence. Debout dès potron-minet, j'entre, après ingestion d'un petit déjeuner réduit à un café noir et un bâton de chocolat, dans mon atelier pour n'en sortir qu'en fin de matinée, l'après-midi étant consacré à la lecture, à la musique ou à des occupations plus prosaïques.

Mes matériaux de prédilection sont l'argile et la cire, que je modèle - réminiscence d'une vocation d'architecte contrariée? - en creux. Ma thématique est rigoureusement limitée à la figure humaine qui, comme toute forme vivante, se développe de l'intérieur vers l'extérieur. Il m'apparaît donc primordial de garder une main dans la sculpture durant l'édification du volume, la poussée qu'elle exerce sur le matériau s'apparentant au processus de croissance organique. L'autre main, plaquée sur ce qui deviendra l'enveloppe de la sculpture, en contrôle l'expansion. Les mains se découvrent antagonistes. Leur écartement permet en outre de contrôler tactilement l'épaisseur de la paroi, un excédant de matière pouvant toujours occasionner un accident: éclatement à la cuisson, pour la terre, ou retrait de l'alliage lors de la coulée dans la fonte à cire perdue. Avec la terre, il faut aussi tenir compte de sa tendance naturelle au tassement en cours de séchage, donc étayer la masse dès le début du travail ou composer avec l'affaissement ultérieur du volume, donner, par exemple, une forme parfaitement hémisphérique au sein et ... attendre la ptôse.

Mon outillage est on ne peut plus rudimentaire: ébauchoirs (en bois pour la terre, en métal pour la cire), mirettes, lames de scies, ustensiles de cuisine désaffectés (cuillères, spatules, vide-pomme...), sans oublier deux couteaux très ordinaires, de tailles différentes. L'outil n'intervient en général qu'à un stade avancé de l'exécution.

Il importe de garder jusqu'à la finition la fraîcheur du premier jet, de laisser une trace apparente de la gestuelle, de se garder des séductions épidermiques, bref, comme le disait Christian Leroy, de s'arrêter à temps, ce qui est plus difficile qu'on ne le croit. Regardez attentivement les sculptures de Michel-Ange, vous y décèlerez les cicatrices laissées par ses outils: pointe, pied de biche, gradine, ciseau plat... et revivrez ainsi le furieux corps-à-corps du maître avec le marbre.

Un grand principe: la forme doit dominer la matière sans renier celle-ci. La terre a sa dignité. Il faut la respecter, raison pour laquelle je n'ai que très rarement recours aux engobes ou aux émaux. Les argiles que j'utilise sont teintées dans la masse et ma polychromie est strictement limitée au blanc, à l'ocre, au rouge, au noir et à leurs mélanges, peu homogènes le plus souvent. En art, l'ascèse est un luxe...

...Il faut vivre avec son temps, me serinent inlassablement ceux et celles qu'amuse ou agace mon hypermnésie. Allons donc! La nouveauté suffirait-elle à définir le progrès? N'avons-nous pas à l'adopter plus à perdre qu'à gagner? La circonspection s'impose, plus que jamais. Agréez, ingrats, qu'un proustien passéiste cultive pour vous la nostalgie de ce qui n'est pas encore perdu. J'avance à reculons vers l'avenir, comme un crustacé décapode, recueillant entre ses pinces ce que le jusant ne peut emporter. On s'y fait vite. Essayez, vous verrez...

...La solitude me colle à la peau. Mon habitus de mammifère diurne, mon laisser-aller vestimentaire, mon allergie au téléphone, mon aversion des véhicules motorisés, une irascibilité chronique, un cynisme récurrent, le dégoût que m'inspirent les mondanités et, surtout, la réclusion volontaire à laquelle mon activité me réduit, m'ont fait une réputation de misanthrope invétéré. Je sors peu. Je reçois peu (bien que ma porte soit ouverte à tous). J'ai peu d'amis - forcément! - mais j'y tiens.

Tant de gens parlent pour ne rien dire. J'aime ceux qui parlent peu mais disent beaucoup, plus encore ceux qui ont tout dit sans avoir même ouvert la bouche. La litote cimente les amitiés durables et le mutisme les plus amènes complicités: celle que nouent deux amants à l'acmé de leur passion... et celle qui lie l'artiste à son modèle dans le silence plombé d'un atelier. Parler à une femme nue est, pour un homme, une impardonnable incongruité, presque un sacrilège.

Alors que dans le contexte le plus commun la vision d'un corps dévêtu éveille le désir, celui-ci se résorbant habituellement dans l'étreinte, la nudité du modèle l'entoure du plus infranchissable des remparts. Voir, pour Merleau-Ponty, c'est avoir à distance. L’œil de l'artiste peut impunément s'accorder les privautés que la main s'interdit. Il se fait pénétrant...

...La pudeur, pour un modèle en herbe, est moins rédhibitoire que la crainte imbécile de n'être pas conforme à l'image du corps artificiellement parfaite qu'imposent massivement les médias. Le top model anorexique est devenu l'idéal inaccessible. Comment se dévoiler sans s'accepter? On ne saurait trop arguer que le corps le plus ingrat peut, sous le regard d'un artiste, révéler une beauté insoupçonnée. Holbein, Rembrandt, Vélasquez, Goya, Courbet, Freud (Lucian, le petit-fils du psychiatre) et bien d'autres peuvent en témoigner. Poser nu en deviendrait presque psychothérapeutique. Hé, mes niquedouilles, si l'image que vous renvoie chaque matin le miroir de la salle de bain vous désespère, confiez-la au plasticien plutôt qu'à l'esthéticienne ou au nutritionniste. Ça ne coûte rien... et l'effet est immédiat!

On peut donner son corps à l'art comme on le donne à la science, mais ante-mortem, et donc avec la certitude d'en garder le contrôle et l'intégrité. Allez savoir, vous, comment un carabin déluré s'occupe du cadavre que vous lui laissez...

...On ne triche pas chez les grands. L'artiste y met à nu son être intime, qu'il s'agisse de concrétiser l'idée dans l'urgence

ou de capter l'impression sur le vif. Le dessin est tachygraphie de l'intellection. Je ne sais pas d'art qui puisse engager plus d'intelligence que le dessin, affirmait Paul Valéry (Degas Danse Dessin).

Dans l'inaction forcée, l'esprit reste heureusement en éveil. J'ai pris depuis longtemps l'habitude de regarder ce qui m'entoure comme si je devais le dessiner. La main ne concrétise pas le traitement spécifique de l'information visuelle, voilà tout. Observer à la dérobée ceux et celles que le hasard d'un parcours en bus ou en train, par exemple, expose à ma vue est l'un de mes exercices favoris. Deviner non seulement le corps sous le vêtement mais les muscles sous la peau et les os sous les muscles, être attentif à la structure d'une tête, aux expressions variées qu'un incident fait apparaître dans une physionomie, enregistrer mentalement une attitude ou un mouvement, entretenir de la sorte une mémoire eidétique... m'évitent de sombrer dans l'apathie qui pèse comme une chape de plomb sur les transportés en commun. Nul besoin de GSM, de MP3, ou d'iPod pour me désennuyer. Mon œil me suffit...

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Fonderie Gaétan Debelle
Photos Pierre Quertinmont
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