top of page

Slalom parallèle

par Pierre Stiévenart


 

Le parcours d’Alain Delattre et le mien font furieusement penser à cette discipline de ski alpin appelée « slalom parallèle ». En effet, partis du même point (une famille traditionnelle d’un grand village de la Wallonie picarde), nous sommes arrivés presque au même endroit (une retraite active et créative en dépit des blessures de la vie). Ne demandez pas qui a remporté la course : il n’y a jamais eu compétition, sauf peut-être sur un amour platonique et qui l’est resté.


Alain et moi sommes cousins, plutôt lointains : nos grands-pères Delattre étaient frères. Le sien, Eugène, je l’ai bien connu, peu bavard et bougon, assis dans son fauteuil à côté du poêle en fonte. Je n’ai pas connu le mien, Alfred, malheureusement décédé peu avant ma naissance des suites de sa captivité en Allemagne lors de la Grande Guerre. Mais dans le regard adorateur de ma mère, j’ai pu me faire une claire idée de sa personnalité.


Nos familles vivaient dans la commune de Frameries, dans le Hainaut belge, devenue frontalière de la France par la vertu des fusions. Frameries, à l’époque des années ‘50, était encore un grand village, une cité fière et dynamique, commerçante, prospère et joyeuse avec ses sociétés musicales et théâtrales.


Parlons des différences. Je suis son aîné de deux ans, mais j’ai toujours considéré Alain comme un contemporain. Pourtant, sa famille habitait « le haut » (en réalité sur la commune de La Bouverie aujourd’hui absorbée), la mienne « le bas », près de la route descendante, avec ses pavés et ses lignes de tramway menant au chef-lieu Mons, fief de la bourgeoisie. Chez Alain, on était affilié à la Royale Harmonie et au Cercle Catholique, chez moi à la Ducale Fanfare et au Vieux Frameries. Alain lisait Spirou, puis Pilote, j’étais fidèlement abonné à Tintin.


Il faut toutefois souligner une grande différence : la famille d’Alain avait la télévision, la mienne pas encore, et les visites en soirée -au Nouvel An par exemple- permettaient de découvrir les images de l’ORTF, émetteur de Lille. Le 819 lignes grisâtre non exempt d’interludes interminables était néanmoins admiré pour ce qu’il était : la modernité et l’ouverture sur le vaste monde. La Belgique offrait un programme francophone et un flamand, en 625 lignes.


Passons sur nos études primaires (à l’école des Frères « Institut Saint Joseph ») et même sur les premières années du secondaire. Pour en venir à ce qui a permis une soudure qui a bien tenu : la musique, et surtout le jazz. C’était l’époque des yé-yés mais pour ne pas hurler avec les loups, nous avons préféré Louis Armstrong et Ella Fitzgerald, Ray Charles et Count Basie, Wes Montgomery et Charlie Mingus. L’ouverture venait de chez moi : si ma mère avait fait le conservatoire et jouait du piano, mon père était chansons, variétés, swing et « jazz symphonique ». Chez Alain : chants religieux à la chorale, grands airs de bel canto et opérettes du genre « Mousquetaires au Couvent » en écho à la voix de « ténor léger » de son père, le cousin Robert.


Notre plus grand moment fut sans doute cette période d’adolescence et de prime jeunesse où je jouais le « grand frère » auquel les parents d’Alain faisaient confiance (car les miens n’étaient pas loin), ce qui nous a permis de partager quelques superbes expériences jazzistiques, dont le Festival de Juan-les-Pins en 1964, avec sur scène Lionel Hampton et Jack Mc Duff. Nous logions en camping à La Napoule, sous des abricotiers. Mais il y eut d’autres sommets, dont le Festival de Comblain-la-Tour en 1965 (John Coltrane, Woody Herman) et 1966 (Stan Getz). La belle époque.


Ajoutons un partage de disques, de bandes magnétiques, de revues, de critiques, de photos. André Françis à cette époque était le ponte du jazz sur France Musique, qui répondait par lettre quand on demandait la référence d’un enregistrement. Et puis, comment ne pas en parler, les heures nocturnes étaient consacrées à « Pour ceux qui aiment le jazz » sur Europe 1, où Frank Ténot et Daniel Filipacchi faisaient la pluie et surtout le beau temps. On écoutait sur un « transistor », le « poste à lampes » restant l’apanage des parents. On perdait sans doute de la dynamique de Blues March, mais on marchait au ciel de lit.


A la télévision, c’était le doux-dingue Jean-Christophe Averty qui montrait des concerts dans des réalisations qui nous stupéfiaient, vu la banalité des autres cadrages du petit écran. S’il passait des bébés de celluloïd à la moulinette (oh scandale!), Averty faisait aussi écouter des géants du jazz dans des œuvres pas encore disponibles en galettes de vinyl.


Enfin, le cinéma proposait alors des « bandes son » inoubliables, par exemple celle mythique d’Ascenseur pour l’échafaud (1957) avec les improvisations de Miles Davis et consorts, ou celle moins entendue de Toi le venin (1958), musique d’André Gosselain dont le "Blues à la nuit" convenait si bien à Robert Hossein et Marina Vlady. Rare sont les films « noirs » où il n’y avait pas une scène de bar ou de night club avec des musiciens de jazz, notamment Kenny Clarke le « parisien ». Une merveille qu’on écoute encore avec ébahissement : la bande son de « Sait-on jamais » (1957) -qui se passe à Venise- avec le Modern Jazz Quartet (notament « Cortège »). Robert Hossein y est confronté à la troublante Françoise Arnoul.


Côté cinéma américain, je dois beaucoup à The Benny Goodman Story (1956) où j’ai découvert Lionel Hampton et Gene Krupa : navet à l’eau de rose avec une exemplaire bande son.


Tout était bon pour nos passions partagées. On ne fumait pas, on économisait sur les « dringuelles » (argent de poche) pour les disques, les magazines (Jazz Hot), les billets de cinéma. Plus tard sur les concerts. Il fallait s’y déplacer : je pouvais emprunter la Taunus 17M familiale avant d’avoir ma propre 2CV.


Alain et moi avons eu la chance de pouvoir choisir des carrières répondant à nos aspirations, et à nos talents. Littéraire et curieux, je devins professeur de français puis journaliste. Rêveur et visionnaire, Alain  devint professeur de dessin avant de suivre un passionnant parcours dont un passage à l’Académie des Beaux-Arts de Mons.

Il s’est marié et a eu deux garçons. Rita, en dépit du divorce, reste un appui solide. Tardivement, j’ai épousé une femme qui avait déjà deux grandes filles. Evelyne est restée mon amoureuse jusqu’à son décès fin 2017.


C’est dans nos vies professionnelles qu’il y a eu de grands écarts. Alain a fait toute sa carrière dans l’enseignement, à Saint-Luc et chez les Ursulines. J’ai fui les écoles secondaires après six mois pour des métiers plus aventureux.


J’aurais aimé être écrivain, ayant été un grand lecteur, j’ai écrit énormément comme journaliste mais mon roman et mes nouvelles n’ont pas trouvé d’éditeur. Alain, lui, a mis ses dons naturels au service de l’art : dessinateur très fin, graveur impressionnant, sculpteur polyvalent. Ses œuvres sur papier ont malheureusement été très détériorées par une inondation domestique. Il en reste quelques sublimes témoignages. Par exemple dans le portfolio du groupe Tandem. Les eaux-fortes inspirées par Paolo Ucello lui ont valu le Prix Triennal de Gravure en 1978. Travail de « florentin » surtout quand il explique le sujet et ses complexités dans l’inspiration et l’exécution. Dix de ses eaux-fortes sont heureusement préservées dans les collections du Centre de la Gravure et de l’Image imprimée de La Louvière (Belgique).

20170329_191722.jpg

Personnellement , j’aurais aimé qu’il poursuive dans la gravure, mais l’appel de la matière a été le plus fort. Car du dessin au bronze ou à la terre cuite, on retrouve la même appétence pour le corps, et bien entendu celui de la femme qu’il célèbre de cent façons, dans l’éloge de la beauté comme dans l’exploration de la sexualité.


Nous resterons discrets sur le sujet intime de nos flux hormonaux : sachez que l’un et l’autre avons largement sacrifié à Eros.


L’artiste crée d’abord pour lui et éventuellement pour les autres. Alain Delattre a choisi de limiter son exposition au public et de fuir le mercantilisme. Il conserve (de la cave au grenier) prête, donne, et n’accepte de se séparer d’oeuvres qu’au bénéfice d'amateurs méritants, approuvés, et finalement adoubés.

Il s’investit dans son travail, dès potron-minet, et investit dans la terre et sa cuisson, le bronze et ses coulées.


L’homme est un ours aimable, qui fait son miel de la solitude, de sa famille -surtout le petit-fils Mathis adoré- de sa belle maison enclavée au sein d’une sorte de coron. Original ? Il ne fait pas de frais d’habillement et toute mode lui est méprisable. Il vit toute l’année à l’heure d’été. Il n’a pas de voiture et n’est branché sur internet que depuis peu. Surtout, il est environné de jazz : vaste collection de disques, livres, images, et bien entendu ses sculptures. Sa mémoire phénoménale lui permet de décrire tel morceau de tel musicien, en quelle année, dans quel studio, quelle marque de disques, avec quels accompagnateurs, dans quelle pochette, etc.


On voit que le slalom, par définition, n’est pas la ligne droite et que le parallélisme connaît des distorsions. Mais au final, rappelons que deux parallèles se rejoignent à l’infini.

20170329_191652_edited.jpg

Justement, du côté philosophique, lui et moi avons dû traiter avec des familles catholiques par tradition. Alain subissait de fervents papistes, moi plutôt la bigoterie maternelle car la famille paternelle relevait d’un libéralisme peu pratiquant. Nous avons dû nous battre pour quitter le carcan des traditions apostoliques et romaines. Aujourd’hui, je constate que nous partageons une même horreur des dogmes, des prêches, des églises, des clergés et tout ce qui les accompagne dans un méli-mélo d’hypocrisie et de mensonge. Notre foi est celle de l’humanisme et de l’humanité, du beau, du vrai, du réel, du plaisir et de la finitude incontestée. Nous n’irons ni au ciel ni en enfer. Nous retournerons d’où nous sommes venus, un grand néant bien propre, parfaitement tranquille et délicieusement éternel.


En parlant d’Alain, je constate que j’ai beaucoup parlé de moi, qu’il m’en excuse au moment où nous faisons une sorte de bilan en bout de piste. Ou presque.

Ce site est en construction et le restera un moment. S'il vous intéresse, merci d'en suivre l'évolution.

Copyright 2020 Alain Delattre
bottom of page